Névrose, Demande, Désir, Objet a, 1962

L'expression "demande insistante" est un pléonasme tant il est vrai que toute ligne signifiante, toute énonciation doit former une boucle et donc se répéter pour prendre la structure d'une demande : mais celle-ci ne se répèterait pas si elle n'était pas déçue, puisqu'aucun signifiant ne peut se répéter à l'identique (le signifiant n'est pas seul). La répétition de la demande fait advenir, métonymiquement, un objet qui n'est pas encore l'objet 'a' du désir, car il faut distinguer le vide constitué par la boucle de la demande, où se niche un premier objet, i(a), et le "rien fondamental" qui se constitue du cercle transversal formé par la somme de toutes les demandes (cf. le tore) : ici vient se loger l'objet (a) du désir. Car certes la demande du sujet rencontre l'Autre et même vise l'objet en l'Autre, mais elle ne le trouve que dans un rapport inversé, en ce sens que la demande du sujet correspond à l'objet(a) de l'Autre, et que l'objet(a) du sujet devient la demande de l'Autre. Ceci est inévitable car si le désir se forme dans la marge de la demande, et en un sens au-delà, c'est en simultanéité et non dans un après-coup. Ce rapport d'inversion caractérise exemplairement la structure du névrosé, à savoir que la demande du sujet correspond à l’objet (a) de l’Autre (surtout dans le cas de l'hystérique), tandis que l’objet(a) du sujet devient la demande de l’Autre (surtout dans le cas de l'obessionnel). Ce sur quoi bute le névrosé, entre la demande et l'objet, est typiquement l'image spéculaire, i(a) - où il est notoire que le sujet se méconnait foncièrement - ; le névrosé se fixe sur cette image, produit de la demande, dont il fait un passage obligé pour accéder au (a), support de son désir. Comme ceci n'est pas possible - étant donne que l'objet (a) n'a aucune spécularité - il entreprend de détruire cet image de l'autre, comme en atteste, surtout chez l'obsessionnel, l'insistance des fantasmes sadiques qui sapent l'image tout en préservant - précieusement et quasiment pour l'éternité - l'être de l'autre.


"La première modification du réel en sujet sous l’effet de la demande, c’est la pulsion... Car si nous avons défini la demande en ceci qu'elle se répète et qu'elle ne se répète qu'en fonction du vide intérieur qu'elle cerne... Toute satisfaction saisissable - qu'on la situe sur le versant du sujet ou sur le versant de l'objet - fait défaut à la demande. Simplement, pour que la demande soit demande - à savoir qu'elle se répète comme signifiant - il faut qu'elle soit déçue. Si elle ne l'était pas, il n'y aurait pas de support à la demande. Mais ce vide est différent de ce dont il s'agit concernant (a), l'objet du désir. L'avènement constitué par la répétition de la demande, l'avènement métonymique, ce qui glisse et est évoqué par le glissement même de la répétition de la demande, (a) l'objet du désir, ne saurait aucunement être évoqué dans ce vide cerné ici par la boucle de la demande. Il est à situer dans ce trou que nous appellerons « le rien fondamental » pour le distinguer du vide de la demande, le rien où est appelé à l'avènement l'objet du désir. Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire, dans notre transposition signifiée, dans notre expérience, que la demande du sujet, en tant qu'ici deux fois elle se répète, inverse ses rapports D et (a), demande et objet au niveau de l'Autre : que la demande du sujet correspond à l'objet(a) de l'Autre, que l'objet(a) du sujet devient la demande de l'Autre. Ce rapport d'inversion est essentiellement la forme la plus radicale que nous puissions donner à ce qui se passe chez le névrosé : ce que le névrosé vise comme objet, c'est la demande de l'Autre, ce que le névrosé demande, quand il demande à saisir (a), l'insaisissable objet de son désir, c'est (a), l'objet de l'Autre... L’accent est mis différemment selon les deux versants de la névrose : – pour  l’obsessionnel, l’accent est mis sur la demande de l’Autre, pris comme objet de son désir, – pour  l’hystérique, l’accent est mis sur l’objet de l’Autre, pris comme support de sa demande."
LACAN, S.IX, 30/05/1962

Coupure, Sujet, Réel, Répétition 1962

Si une ligne peut engendrer une surface, c'est en tant qu'elle est coupure (accroc, au minimum), et c'est ainsi que le signifiant engendre le sujet, qui lui-même prend la structure d'une surface. Celle du huit intérieur qui peut se former dès que la ligne se recoupe elle-même en faisant boucle. Ce faisant elle détermine un réel du seul fait de sa répétition, mais jamais à identique (car le signifiant est toujours différent), réel dont la fonction est justement de garantir un Même : « Le réel est ce qui revient toujours à la même place ». Seul le réel atteste que la boucle est fermée, et seule la fermeture de la boucle atteste d'un réel. Le signifiant se répète donc au moins une fois (c'est l'expérience de la demande), mais ce qu'il signifie ne peut être retrouvé (la demande ne peut être que déçue) : la répétition engendre une perte, qui, cette fois, va prendre la structure de l'objet...


"La coupure portée sur le réel y manifeste - dans le  réel - ce qui est sa caractéristique et sa fonction, et ce qu’il introduit dans notre dialectique - contrairement à l’usage qui en est fait, que le réel est le divers - le réel, depuis toujours je m’en suis servi de cette fonction originelle, pour vous dire que le réel est ce qui introduit le même, ou plus exactement : « Le réel est ce qui  revient toujours à la même place »... Qu’est-ce à dire, sinon que la section de coupure, autrement dit  le signifiant, étant ce que nous avons dit : toujours différent de lui-même - A  n’est pas identique à A - nul moyen de faire apparaître le même, sinon du côté du réel. Autrement dit la coupure, si je puis m’exprimer ainsi : au niveau d’un pur sujet de coupure, la coupure ne peut savoir qu’elle s’est fermée, qu’elle repasse par elle-même, que parce que le réel, en tant que distinct du signifiant, est le même. En d’autres termes : seul le réel la ferme. Une courbe fermée, c’est le réel révélé... Le signifiant, pour engendrer la différence de ce qu’il signifie originellement, à savoir : « La fois », cette fois-là qui, je vous assure, ne saurait se répéter, mais qui toujours oblige le sujet à la retrouver, cette fois-là exige donc, pour achever sa forme signifiante, qu’au moins une fois le signifiant se répète, et cette répétition n’est rien d’autre que la forme la plus radicale de l’expérience de la demande. Ce qu’est - incarné - le signifiant, ce sont toutes les fois que la demande se répète."
LACAN, S.IX, 30/05/1962

Phallus, Signifiant, Désir, Manque, 1962

Si c'est bien un signifiant et rien d'autre, le signifiant phallique reste unique et hors norme puisqu'il contrarie les caractéristiques essentielles du signifiant en général : 1) il n'est pas différentiel, 2 il peut se signifier lui-même, 3) il est indicible (ou bien le nom qu'on emploie pour le dire ne fait qu'anéantir tous les autres noms). Pour résoudre cette énigme, il faut se souvenir que le phallus est le signifiant du désir, et l'on peut même ajouter du désir comme sexuel. Du désir, et non pas de l'objet du désir, du désirant et non pas du désirable. C'est au point que ce statut de signifiant fondamental du désir, qui est celui du phallus en tant que lui-même se fait désirer (ou "excuser") comme signifiant verbal (il est indicible), amène à établir une équivalence stricte entre "désirer" et "signifier", voire entre désirer et parler. Que le vocable à jamais inadéquat pour le désigner, en son absence, soit celui de "phallus", témoigne suffisamment de la nature sexuelle du manque et du désir dont il s'agit ; non pas un manque naturel de l'ordre du besoin, mais un manque initié par le langage lui-même, lequel fonctionne comme véritable machine à créer du manque, mais aussi de la jouissance (d'abord sexuelle et phallique là encore), mais aussi réactivement, comme refus du manque, de la pulsion de mort.


"J'anticipe et profère que : le phallus dans sa fonction radicale est seul signifiant, mais, quoiqu'il puisse se signifier lui-même, il est innommable comme tel. S'il est dans l'ordre du signifiant, car c'est un signifiant et rien d'autre, il peut être posé sans différer de lui-même. Comment le concevoir intuitivement ? Disons qu'il est le seul nom qui abolisse toutes les autres nominations et que c'est pour cela qu'il est indicible. Il n'est pas indicible puisque nous l'appelons le phallus, mais on ne peut pas à la fois dire le phallus et continuer de nommer d'autres choses...
C’est que le phallus de l’Autre, c’est très précisément ce qui incarne, non pas le désirable, l’ἐρώμενος [eromenos], bien que sa fonction soit celle du facteur par quoi quelque objet que ce soit, soit introduit à la fonction d ’objet du désir, mais celle du désirant, de l’ἐρῶν [eron]. C’est en tant que l’analyste est la présence-support d’un désir entièrement voilé qu’il est ce « Che vuoi ? » incarné."
LACAN, S.IX, 09/05/1962