Demande, Analité, Désir, Phallus, 1961

La demande anale représente un renversement complet par rapport à la demande orale, puisque d'une part l'initiative en revient à l'Autre, d'autre part l'objet n'est plus à quérir mais "proprement" à donner, ou à retenir - c'est la source de toute discipline ! -, en tout cas quelque chose à désigner comme "le point radical où se décide la projection du désir du sujet dans l’autre" dit Lacan. L'Autre en a le contrôle, en effet, et le sujet s'efface dans l'objet évacué comme tel : c'est en ce sens qu'on peut parler du désir comme prégénital, marqué par la dépendance à la demande, tout spécialement dans le cas du névrosé. Cela ne veut pas dire que le désir génital serait affranchi de la demande, il en dérive tout autant (il n'y a pas de désir naturel), mais à un autre niveau symbolique. C'est-à-dire que l'objet phallus n'est pas un mode (qui serait plus avancé) de l'objet petit(a) imaginaire, "c’est un objet privilégié dans le champ de l’Autre" précise Lacan, qui vient à symboliser ce qui manque dans l'Autre pour être l’A "de plein exercice, l’Autre en tant qu’on peut faire foi à sa réponse à la demande". Sauf que le désir de l'Autre, au-delà de toute demande et de toute réponse, reste une énigme, et cette énigme est au fondement de toute la dialectique de la castration concernant le sujet.


"Le désir naturel a - à proprement parler - cette dimension de ne pouvoir se dire d’aucune façon, et c’est bien pour ça que vous n’aurez jamais aucun désir naturel, parce que l’Autre est déjà installé dans la place, l’Autre avec un grand A, comme celui où repose le signe. Et le signe suffit à instaurer la question : « Che vuoi ? », « Que veux-tu ? » à laquelle d’abord le sujet ne peut rien répondre, toujours retardé par la question dans la réponse qu’elle postule... L’objet dont il s’agit, disjoint du désir, l’objet phallus, n’est pas la simple spécification, l’homologue, l’homonyme du petit(a) imaginaire où déchoit la plénitude de l’Autre, du grand A. Ce n’est pas une spécification enfin venue au jour de ce qui aurait été auparavant l’objet oral, puis l’objet anal... C’est un objet privilégié dans le champ de l’Autre. C’est un objet qui vient en déduction du statut de l’Autre, du grand Autre comme tel. En d’autres termes, le petit(a) au niveau du désir génital et de la phase de la castration, le petit(a), c’est le A moins phi : (a) = A – ϕ . En d’autres termes, c’est par ce biais que le ϕ (phi) vient à symboliser ce qui manque à l’A pour être l’A noétique, l’A de plein exercice, l’Autre en tant qu’on peut faire foi à sa réponse à la demande."
LACAN, S.VIII, 15/03/1961

Demande, Oralité, Désir, Anorexie, 1961

La demande orale, définie comme demande d’être nourri adressée à un Autre - figure abstraite qui entend et répond - implique, en tant que parole, une réponse inversée de cet Autre : à la demande d’être nourri correspond la demande de se laisser nourrir. Cependant, entre ces deux demandes se creuse un écart, une discordance révélant que la demande est dépassée par un désir qui ne peut être satisfait sans s’éteindre. Pour préserver ce désir, le sujet peut refuser de se laisser nourrir, refus illustré notamment par le phénomène de l’anorexie. Or la nature inconsciente de ce désir, innommable et aveugle, ne saurait être que sexuelle, précisément parce que la demande ne vise pas la satisfaction du besoin, mais la consommation de l'Autre comme tel, autrement dit elle est cannibalique, sexuelle et cannibalique. Pourquoi ce passage à la limite de la demande débouchant sur le désir ? Parce qu'il se trouve que c'est cette même bouche qui a faim et qui exprime cette faim, parce que le besoin transite nécessairement par le médium de la parole, via la demande (réciproque), avant que de se radicaliser (au sens de : s'opposer) en désir d'ores et déjà retranché, inconscient : celui-ci n'apparait donc pas naturellement, dans le continuum de la tendance, comme surplus par rapport au besoin une fois satisfait, mais au contraire, dans la confrontation des demandes, comme négation potentielle de cette satisfaction. Comme créature du langage, le désir emprunte au langage sa puissance négativisante et ne se montre impérieux qu'à écarter d'abord ce qui ne lui correspond pas.

"Quoi en apparence qui réponde mieux à la demande d’être nourri que celle de se laisser nourrir ? Nous savons pourtant : – que c’est dans ce mode même de confrontation des deux demandes que gît cet infime gap, cette béance, cette déchirure où peut s’insinuer, où s’insinue d’une façon normale la discordance, l’échec préformé de cette rencontre consistant en ceci même, que justement elle est non pas rencontre de tendances mais rencontre de demandes, – que c’est dans cette rencontre de la demande d’être nourri, et de l’autre demande de se laisser nourrir que se glisse le fait manifesté au premier conflit éclatant dans la relation de nourrissage - que cette demande, un désir la déborde, – et qu’elle ne saurait être satisfaite sans que ce désir s’y éteigne, que c’est pour que ce désir qui déborde de cette demande, ne s’éteigne pas, que le sujet même qui a faim - de ce qu’à sa demande d’être nourri, réponde la demande de se laisser nourrir - ne se laisse pas nourrir, refuse en quelque sorte de disparaître comme désir, du fait d’être satisfait comme demande parce que l’extinction ou l’écrasement de la demande dans la satisfaction, ne saurait se produire sans tuer le désir. C’est de là que sortent ces discordances, dont la plus imagée est celle du refus de se laisser nourrir, de l’anorexie dite à plus ou moins juste titre mentale...
Et aussi bien, tout ceci n’est qu’évidence qui se confirme de partout. Comme vous le verrez à revenir en arrière et à repartir de la demande d’être nourri, comme vous le toucherez du doigt tout de suite dans ceci : que du seul fait que la tendance de cette bouche qui a faim - par cette même bouche - s’exprime en une chaîne signifiante la possibilité de désigner la nourriture qu’elle désire. Quelle nourriture ? La première chose qui en résulte, c’est qu’elle peut dire, cette bouche : « pas celle-là ! ». La négation, l'écart, le "j'aime ça et pas autre chose" du désir y entre déjà, là éclate la spécificité de la dimension du désir." LACAN, S.VIII, 15/03/1961

Contre-transfert, Demande, Compréhension, Inconscient, 1961

Le soi-disant contre-transfert n'est pas autre chose qu'une conséquence du transfert lui-même. Il n'est pas une "erreur" de l'analyste ou le résultat d'un moment d'"incompréhension", comme si la compréhension était un critère pertinent d'analyse, comme si elle ne se limitait pas à cautionner la demande consciente du sujet. Or justement la demande, en tant qu'originelle, loin d'être transparente, présente un au-delà et un en-deça inconscients au sujet qui se nomment respectivement la demande d'amour et le désir. Donc y répondre par quelque discours conscient relevant de la compréhension ne peut que se révéler inapproprié : si contre-transfert - ou plutôt résistance - il y a de la part de l'analyste, ce n'est nullement dans l'incompréhension mais dans la volonté de comprendre elle-même.

"En ce point, j’ai essayé de vous porter, en vous montrant ce qui résulte chez le sujet qui parle, du fait que ses besoins doivent passer par « les défilés de la demande », que de ce fait même, à ce point tout à fait originel, il résulte précisément ce quelque chose où se fonde ceci : que tout ce qui est « tendance naturelle » chez le sujet qui parle, a à se situer dans un au-delà et dans un en deçà de la demande. Dans un au-delà, c’est la demande d’amour. Dans un en deçà, c’est ce que nous appelons le désir, avec ce qui le caractérise comme condition, comme ce que nous appelons sa condition absolue dans la spécificité de l’objet qui le concerne : petit(a)..." LACAN, S.VIII, 15/03/1961

Analyste, Contre-tranfert, Désir, Mort, 1961

La sorte d'apathie qu'on attribue à l'analyste témoigne simplement de sa capacité à "faire le mort" au niveau de son i(a). Cela n'induit pas forcément son inertie mais plutôt une aptitude à "jouer" avec ce mort. Bien plus, cela suppose un désir intègre et fort, dès lors que l'analyste incarne l'objet fondamental (agalma) en jeu dans le fantasme du patient, et qu'il s'y tient. C'est en cela qu'il est directement impliqué dans le transfert, structurellement, quelque soit la couleur des sentiments induits momentanément au niveau d'i(a). Il n'y a donc pas lieu de parler de "contre-transfert", sauf à ce que l'analyste place - malencontreusement - son propre agalma dans le patient auquel il a affaire. 

"Si l’analyste réalise, comme l’image populaire, ou aussi bien comme l’image déontologique qu’on s’en fait, cette apathie, c’est justement dans la mesure où il est possédé d’un désir plus fort que ceux dont il peut s’agir, à savoir : d’en venir au fait avec son patient, de le prendre dans ses bras, ou de le passer par la fenêtre - cela arrive - j’augurerais même mal de quelqu’un qui n’aurait jamais senti cela, j’ose le dire... Le contre-transfert n’est plus considéré de nos jours comme étant dans son essence une imperfection... Le fait qu’il y a transfert suffit pour que nous soyons impliqués dans cette position, d’être celui qui contient l’ἄγαλμα [agalma], l’objet fondamental dont il s’agit dans l’analyse du sujet, comme lié, conditionné, par ce rapport de vacillation du sujet que nous caractérisons – comme constituant le fantasme fondamental, comme instaurant le lieu où le sujet peut se fixer comme désir. C’est un effet légitime du transfert. Il n’y a pas besoin là pour autant de faire intervenir le contre-transfert comme s’il s’agissait de quelque chose qui serait la part propre, et bien plus encore la part fautive, de l’analyste. Seulement je crois que pour le reconnaître, il faut que l’analyste sache certaines choses. Il faut qu’il sache en particulier que le critère de sa position correcte n’est pas qu’il comprenne ou qu’il ne comprenne pas... C’est en tant certes qu’il sait ce que c’est que le désir, mais qu’il ne sait pas ce que ce sujet, avec lequel il est embarqué dans l’aventure analytique, désire, qu’il est en position d’en avoir en lui - de ce désir - l’objet." LACAN, S.VIII, 08/03/1961

Transfert, Amour, Désir, Interprétation, 1961

Le transfert est présent dans l'analyse dès qu'on peut repérer dans les dires du sujet une "présence du passé". Non seulement ce phénomène se manifeste comme un soutien indispensable à la remémoration, mais il s'avère Immédiatement maniable par l'interprétation. Le transfert ne permet pas une simple présence du passé, par sa guise cette présence se fait acte, devient création. Il est un puissant levier pour faire surgir le désir à partir de l'amour. Tel Alcibiade déclarant publiquement son amour pour Socrate (par le biais d'un certain nombre de récits et anecdotes), mais se heurtant au désir énigmatique de celui-ci, étant éconduit d'un côté d'un côté se trouve reconduit de l'autre vers propre désir pour Agathon. Socrate, par son interprétation active, aura utilisé l'amour (de transfert) qu'Alcibiade éprouve à son égard, pour lui signifier son vrai désir.

"En même temps qu’on découvre le transfert, on découvre que si la parole porte comme elle a porté jusque-là, avant qu’on s’en aperçoive, c’est parce qu’il y a là le transfert... Que c’est de la position que lui donne le transfert que l’analyste analyse, interprète et intervient sur le transfert lui-même... C’est « une présence » - un peu plus qu’une présence - c’est « une présence en acte ». (...)
L’amour c’est ce qui se passe chez cet objet vers lequel nous tendons la main par notre propre désir,  et qui, au moment  où il fait éclater son incendie, nous laisse apparaître un instant cette réponse : cette autre main, celle qui se tend vers vous comme son désir... C’est dans la mesure où ce que Socrate désire il ne le  sait pas, et que c’est le désir de l’Autre, c’est dans cette mesure qu’Alcibiade est possédé par - quoi ? - par un amour dont on peut dire que le seul mérite de Socrate c’est de le désigner comme amour de transfert, de le renvoyer à son véritable désir."
LACAN, S.VIII, 01/03/1961

Désir, Amour, Sujet, Objet, 1961

L'amour se rattache à la question de ce que l'Autre peut nous donner : au-delà de telle demande formulée, l'amour est l'objet ultime de la demande, la présence de l'Autre comme telle. Cet Autre auprès duquel nous soupirons dans l'amour, de sujet à sujet en somme, n'est plus du tout présent dans le désir sinon comme objet, mais un objet impérieux, tyrannique, auprès duquel nous vacillons et même nous disparaissons comme sujets. Pendant que l'objet trône à son firmament, survalorisé, il remplit cette tâche paradoxale de "sauver la dignité du sujet" dit Lacan en le faisant apparaître, dans le désir, non plus comme sujet de la parole (sujet évanouissant), mais comme ce quelque chose d'unique et d'irremplaçable pouvant se parer du nom d'"individualité".

"Ce dont il s’agit dans le désir c’est d’un objet, non d’un sujet. C’est justement ici que gît ce qu’on peut appeler « ce commandement épouvantable » du dieu de l’amour qui est justement de faire de l’objet qu’il nous désigne quelque chose qui, premièrement est un objet, et deuxièmement ce devant quoi nous défaillons, nous vacillons, nous disparaissons comme sujets. Car cette déchéance, cette dépréciation dont il s’agit, c’est nous comme sujet qui l’encaissons. Et ce qui arrive à l’objet est justement le contraire, c’est-à-dire que cet objet, lui, est survalorisé et c’est en tant qu’il est survalorisé qu’il a cette fonction de sauver notre dignité de sujet, c’est-à-dire de faire de nous, autre chose que ce sujet soumis au glissement infini du signifiant, faire de nous autre chose que les "sujets de la parole"... L’individualité consiste tout entière dans ce rapport privilégié où nous culminons comme sujet dans le désir."
LACAN, S.VIII, 01/03/1961

Amour, Agalma, Objet, Désir, 1961

Vibrant hommage - on peut le dire - de Lacan à l'"objet partiel"- nommé "agalma" dans la bouche d'Alcibiade faisant l'éloge de Socrate -, comme étant la véritable trouvaille de la psychanalyse (qu'elle s'empresse aussi bien d'oublier), et surtout comme le vrai objet d'amour autant que le pivot incontournable du désir de l'homme - ce précieux, unique et incomparable objet que l'on ne peut que soustraire à toute concurrence ; et ceci - se scandalise Lacan - contre la conception idéaliste, génitaliste, subjectiviste, pour tout dire... philosophique de l'amour !

 

"Ἄγαλμα [agalma] peut bien vouloir dire parement ou parure, mais c’est ici avant tout objet précieux, bijou, quelque chose qui est à l’intérieur. Et ici expressément, Alcibiade nous arrache à cette dialectique du « Beau » qui jusqu’ici était la voie, le guide, le mode de capture sur cette voie du désirable. Et il nous détrompe, à propos de Socrate lui–même... Donc tout de suite Alcibiade pose qu’il met fort en doute que quelqu’un ait jamais pu voir de quoi il s’agit. Nous savons que non seulement c’est là le discours de la passion, mais que c’est le discours de la passion en son point le plus tremblant... Ce dont il s’agit, c’est du sens brillant, du sens galant, car le mot galant provient de gal, éclat en vieux français. C’est bien, il faut le dire, de cela que nous, analystes, avons découvert la fonction sous le nom d’objet partiel. C’est là une des plus grandes découvertes de l’investigation analytique que cette fonction de l’objet partiel. La chose dont nous avons à cette occasion le plus à nous étonner, nous autres analystes, c’est qu’ayant découvert des choses si remarquables tout notre effort soit toujours d’en effacer l’originalité...
Eh bien, c’est ça ! Nous avons effacé aussi, nous, tant que nous avons pu, ce que veut dire l’objet partiel, c’est-à-dire que notre premier effort a été d’interpréter ce qu’on avait fait comme trouvaille, à savoir ce côté foncièrement partiel de l’objet en tant qu’il est pivot, centre, clé, du désir humain : ça valait qu’on s’arrête là un instant. Mais non, que nenni ! On a pointé ça vers une dialectique de la totalisation, c’est-à-dire le seul digne de nous, l’objet plat, l’objet rond, l’objet total, l’objet sphérique sans pieds ni pattes, le tout de l’autre, l’objet génital parfait à quoi, comme chacun sait, irrésistiblement notre amour se termine ! Nous ne nous sommes pas dits à propos de tout ça : – que même à prendre les choses ainsi, peut-être qu’en tant qu’objet de désir, cet autre est l’addition d’un tas d’objets partiels, ce qui n’est pas du tout pareil qu’un objet total, – que nous-mêmes peut-être, dans ce que nous élaborons, ce que nous avons à manier de ce fond qu’on appelle notre « Ça », c’est peut-être d’un vaste trophée de tous ces objets partiels qu’il s’agit... Mais c’est quand même drôle qu’il y ait quelque chose que nous ayons complètement laissé de côté dans cette affaire – et c’est bien forcé de le laisser de côté quand on prend les choses dans cette visée particulièrement simplifiée - et qui suppose, avec l’idée d’une harmonie préétablie, le problème résolu : qu’en somme, il suffit d’aimer génitalement pour aimer l’autre pour lui-même.
Observez qu’aujourd’hui je suis moins en train de critiquer - c’est pour ça aussi bien que je me dispense d’en rappeler les textes - cette niaiserie analytique, que de mettre en cause ce sur quoi même elle repose. C’est à savoir qu’il y aurait une supériorité quelconque en faveur de l’aimé, du partenaire de l’amour à ce qu’il soit ainsi, dans notre vocabulaire existentialo-analytique, considéré comme un sujet. Car je ne sache pas qu’après avoir donné tellement une connotation péjorative au fait de considérer l’autre comme un objet, quelqu’un ait jamais fait la remarque que de le considérer comme un sujet, ça n’est pas mieux. Car si un objet en vaut un autre selon sa noèse à condition que nous donnions au mot « objet » son sens de départ, que ce soit les objets en tant que nous les distinguons et pouvons les communiquer, s’il est donc déplorable que jamais l’aimé devienne un objet, est-il meilleur qu’il soit un sujet ?Il suffit pour y répondre de faire cette remarque que si un objet en vaut un autre, pour le sujet c’est encore bien pire, car ce n’est pas simplement un autre sujet qu’il vaut. Un sujet strictement en est un autre ! Le sujet strict, c’est quelqu’un à qui nous pouvons imputer - quoi ? - rien d’autre que d’être comme nous cet être qui ἔναρθρον ἔχειν ἔπος [enarthron echein epos] qui s’exprime en langage articulé, qui possède la combinatoire et qui peut, à notre combinatoire, répondre par ses propres combinaisons, donc que nous pouvons faire entrer dans notre calcul comme quelqu’un qui combine comme nous...
C’est précisément à cela, à cette nécessité d’accentuer le corrélatif objet du désir en tant que c’est ça l’objet, non pas l’objet de l’équivalence, du transitivisme des biens, de la transaction sur les convoitises, mais ce quelque chose qui est la visée du désir comme tel, ce qui accentue un objet entre tous d’être sans équivalence avec les autres. C’est avec cette fonction de l’objet, c’est à cette accentuation de l’objet que répond l’introduction en analyse de la fonction de l’objet partiel...
Pour tout dire, si cet objet vous passionne, c’est parce que là-dedans, caché en lui il y a l’objet du désir : ἄγαλμα [agalma], le poids, la chose pour laquelle c’est intéressant de savoir où il est ce fameux objet, savoir sa fonction et savoir où il opère, aussi bien dans l’inter que dans l’intra subjectivité, et en tant que cet objet privilégié du désir, c’est quelque chose qui, pour chacun, culmine à cette frontière, à ce point limite que je vous ai appris à considérer comme la métonymie du discours inconscient où il joue un rôle que j’ai essayé de formaliser dans le fantasme [S◊a]. Et c’est toujours cet objet qui, de quelque façon que vous ayez à en parler dans l’expérience analytique - que vous l’appeliez le sein, le phallus, ou la merde - est un objet partiel. C’est là ce dont il s’agit pour autant que l’analyse est une méthode, une technique qui s’est avancée dans ce champ délaissé, dans ce champ décrié, dans ce champ exclu par la philosophie - parce que non maniable, non accessible à sa dialectique et pour les mêmes raisons - qui s’appelle le désir."
LACAN, S.VIII, 01/02/1961

Amour, Transfert, Analyse, Désir, 1960

Comment caractériser la science de l'analyste sinon, dans le sillage de Socrate, comme une science de l'amour ? Puisqu'il est supposé à l'analyste un savoir, certes paradoxal, de l'intimité de l'autre. Puisque le transfert lui-même consiste en un sentiment amoureux, dévoilé dans toute son ambivalence. Mais ce que découvre l'analysant, par-delà l'amour de transfert, ce n'est pas un quelconque bien ni un quelconque objet, mais proprement ce qui lui manque, soit la réalité de son propre désir.


"S’il [l'analysant] part à la recherche de ce qu’il a et qu’il ne connaît pas, ce qu’il va trouver c’est ce dont il manque... Nous savons donc bien que c’est comme ce dont il manque que s’articule ce qu’il trouve dans l’analyse, à savoir son désir, et le désir n’étant donc pas un bien en aucun sens du terme... C’est dans ce temps, dans cette  éclosion de l’amour de transfert, ce temps défini au double sens : chronologique et topologique, que doit se lire cette inversion, si l’on peut dire, de la position qui de la recherche d’un bien fait à proprement parler la réalisation du désir. Vous entendez bien que ce discours suppose que « réalisation du désir » n’est justement pas « possession d’un objet », il s’agit d’émergence à la réalité du désir comme tel." LACAN, S.VIII, 14/12/1960

Amour, Métaphore, Substitution, Objet, 1960

S'il est un échange, l'amour est d'abord un échange métaphorique, un mécanisme signifiant par lequel l'amant se substitue à l'aimé, ou encore le sujet (du manque) à l'objet (saturé de qualités). Ce qui est donc admirable dans l'amour, ce n'est pas en soi l'acte d'aimer ni le fait d'être aimé, c'est que miraculeusement l'aimé se fasse lui-même aimant et que l'amant devienne l'aimé : alors la métaphore se produit, une signification nouvelle est créée. Nulle symétrie malgré les apparences dans pareil processus, car le mouvement de substitution par lequel le désir répond au désir de l'autre n'est jamais prévisible. N'oublions pas la nature d'objet de l'aimé, initialement, que rien ne prédispose a priori à l'amour, et la substitution à laquelle il se prête demeure à jamais inexplicable. L'on ne saurait mettre en avant aucune causalité en terme d'avant et d'après, car la métaphore est instantanée ; aucun sens car le sens est justement produit par la métaphore ; aucun motif ni aucun intérêt utile. "C’est pour autant qu’Achille était dans la position de l’aimé que son sacrifice - ceci est expressément dit - est beaucoup plus admirable" : en effet il devient amant et se sacrifie en pure perte (alors qu'il aurait pu tranquillement rejoindre ses pénates) là où c'est en tant qu'aimante qu'Alceste se sacrifie pour son mari, note Lacan, opposant les deux personnages respectivement comme déraison et raison.

"L’amour comme signifiant - car pour nous c’en est un et ce n’est que cela - est une métaphore, si tant est que la métaphore nous avons appris à l’articuler comme substitution... C’est pour autant que - dans la fonction où ceci se produit - que l’ἐραστής [erastès] - l’aimant qui est le sujet du manque - vient à la place, se substitue, à la fonction de l’ἐρώμενος [erômenos] - qui est objet, objet aimé - que se produit la signification de l’amour..."
LACAN, S.VIII, 30/11/1960

"Cet « être de l’autre », dans le désir - je pense déjà l’avoir assez indiqué - n’est point un sujet... L’autre proprement, en tant qu’il est visé dans le désir, « est visé » ai-je dit - comme objet aimé... Je veux dire qu’essentiellement ce qui amorce ce mouvement, dont il s’agit dans l’accès que nous donne à l’autre, l’amour, c’est ce désir pour l’objet aimé qui est quelque chose que - si je voulais imager - je comparerais à la main qui s’avance : pour atteindre le fruit quand il est mûr, pour attirer la rose qui s’est ouverte, pour attiser la bûche qui s’allume soudain... Et cette main qui se tend, vers le fruit, vers la rose, vers la bûche qui soudain flambe, j’ai le droit d’abord de vous dire que son geste d’atteindre, d’attirer, d’attiser, est étroitement solidaire de la maturation du fruit, de la beauté de la fleur, du flamboiement de la bûche, mais que, quand dans ce mouvement d’atteindre, d’attirer, d’attiser, la main a été vers l’objet assez loin, si du fruit, de la fleur, de la bûche, une main sort qui se tend à la rencontre de la main qui est la vôtre, et qu’à ce moment-là c’est votre main qui se fige dans la plénitude fermée du fruit, ouverte de la fleur, dans l’explosion d’une main qui flambe, ce qui se produit là alors c’est l’amour !"
LACAN, S.VIII, 07/12/1960

Homosexualité masculine, Sublimation, Perversion, Amour, 1960

L'amour chez les anciens grecs, masculin, homosexuel, aristocratique, est un fait de culture qui n'en reste pas moins une perversion au regard de la norme sociale. Or une telle perversion qui mobilise certains interdits sociaux pour mieux les transformer au titre de la culture relève pleinement de la sublimation (au même titre que l'amour courtois au Moyen-Age).

"Si  la société entraîne par son effet de censure une forme de désagrégation qui s’appelle  la névrose, c’est dans un sens contraire d’élaboration, de construction, de « sublimation », disons le mot, que peut se concevoir  la perversion quand elle est produit de la culture. Et si vous voulez, le cercle se ferme :  la perversion apportant des éléments qui travaillent  la société,  la  névrose favorisant la création de nouveaux éléments de  culture. Cela n’empêche pas - toute sublimation qu’elle soit - que l’amour grec reste une perversion."
LACAN, S.VIII, 23/11/1960

Amour, Objet, Semblable, Sujet, 1960

Par-delà le mirage intersubjectif qui nous lie au semblable, mais qui s'arrête au respect, l'amour est un hommage à l'être, c'est-à-dire à l'autre comme objet et nullement comme sujet.

"Et ces autres dont vous vous êtes occupé si mal, est-ce pour en avoir fait, comme on dit, seulement vos objets ? Plût au ciel que vous les eussiez traités comme des objets dont on apprécie le poids, le goût et la substance, vous seriez aujourd’hui moins troublé par  leur mémoire, vous leur auriez rendu justice, hommage, amour, vous les auriez aimés au moins comme vous-même, à ceci près que vous aimez mal, mais ce n’est même pas le sort des mal aimés que nous avons eu en partage. Vous en auriez fait sans doute - comme on dit - des  sujets comme si c’était là la fin du respect qu’ils méritaient : respect, comme on dit, de leur dignité, respect dû à  nos semblables."
LACAN, S.VIII, 30/11/1960

Dieu, Réel, Symbolique, Amour, 1960

Les dieux des anciennes religions, c'est au réel qu'ils appartiennent - comme des apparitions hallucinées. La révélation chrétienne condamne ces entités par trop réelles et place son dieu unique du côté du Verbe, du symbolique, ou encore du logos que manie pour sa part le philosophe.


"Qu’est-ce que vous en pensez après tout, des dieux ? Où est–ce que ça se situe par rapport au  Symbolique, à l’Imaginaire et au Réel ? Ce n’est pas une question vaine, pas du tout. Jusqu’au bout, la question dont il va s’agir, c’est de savoir si oui ou non l’Amour est un dieu, et on aura fait au moins ce progrès, à la fin, de savoir avec certitude que cela n’en est pas un... Les dieux, pour autant qu’ils existent pour nous dans notre registre, dans celui qui nous sert à avancer dans notre expérience, pour autant que ces trois catégories nous sont d’un usage quelconque, les dieux c’est bien certain appartiennent évidemment au Réel : les dieux c’est un mode de révélation du Réel."
LACAN, S.VIII, 30/11/1960

Ethique, Désir, Jugement dernier, Bien, 1960

Quel est "le rapport de l'action au désir qui l'habite" ? Tels sont les termes d'une révision de l'éthique à l'aune de la psychanalyse en tant que celle-ci renvoie chacun de nous à l'expérience tragique de la vie, et nous place inévitablement, s'agissant du désir, dans "la perspective du jugement dernier" dit Lacan. De quoi assurer dans tous les cas le triomphe de la mort, ou plutôt de "l’Être pour la mort" caractérisant la distance où se tient le héros tragique. "Avez-vous agi conformément au désir qui vous habite ?", telle est donc la question éthique en attente de ce "jugement dernier" que seule la psychanalyse peut poser aujourd'hui, en contradiction avec l'éthique traditionnelle du "service des biens", déjà contestée par un certain Emmanuel Kant. Cette éthique des biens systématisée par Aristote collait avec une société de maîtres dont la pseudo-harmonie consistait justement à supprimer tout désir, hormis celui de travailler pour le bien général selon les propres critères du maître. Mais alors que le bien est déterminé ici en fonction de la meilleure mesure, dans le cadre du possible en général, la vertu kantienne s'origine dans l'impossible même d'y satisfaire naturellement : "L’impératif moral ne se préoccupe pas de ce qui se peut ou ne se peut pas" dit Kant. Pour Lacan le coeur du désir éthique est cette même mesure incommensurable d'où Kant fait partir l'impératif catégorique. "La seule chose dont on puisse être coupable, c’est d’avoir cédé sur son désir" : telle est donc la formule définitive et appropriée de cette éthique du désir, nous intimant de ne pas trahir notre être, ne pas trahir notre désir en ce qu'il n'est autre que la métonymie de notre être. Pour ce qui concerne le service des biens, voici la règle révisée : "il n’y a pas d’autre bien que ce qui peut servir à payer le prix pour l’accès au désir". Les biens, on peut d'autant moins nier leur existence que le désir, ainsi que la sublimation où il se réalise, a un prix dont il faut bien s'acquitter ; il faut bien céder quelque bien, quelqu'objet de jouissance en échange de ce désir qui n'a pas cédé.

"Je propose que la seule chose dont on puisse être coupable, au moins dans la perspective analytique, c’est d’avoir cédé sur son désir...
Je vous ai articulé ce que je viens de vous dire, donc, en trois termes :
– la seule chose dont on puisse être coupable, c’est d’avoir céder sur son désir.
– Deuxièmement que la définition du héros c’est celui qui peut impunément être trahi. Ceci n’est point à la portée de tout le monde. C’est là la différence entre l’homme du commun et le héros. Elle est donc plus mystérieuse qu’on ne le croit. Pour l’homme du commun, la trahison, qui se produit presque toujours a pour effet de le rejeter de façon décisive au service des biens, mais à cette condition qu’il n’en retrouvera jamais ce qui vraiment dans ce service, l’oriente.
– La troisième proposition est celle-ci : c’est qu’en fin de compte, les biens, naturellement ça existe, leur champ et leur domaine, il ne s’agit pas de les nier, mais que renversant la perspective, je vous propose ceci : il n’y a pas d’autre bien que ce qui peut servir à payer le prix pour l’accès au désir, en tant précisément que ce désir, nous l’avons défini ailleurs comme la métonymie de notre être...
Il faut bien que je paye quelque chose, très exactement la différence que pèse FREUD dans un coin du Malaise dans la civilisation, sublimez tout ce que vous voudrez, mais il faut le payer avec quelque chose. Ce quelque chose s’appelle la jouissance et cette opération mystique, je la paie avec une « livre de chair ». Ça, c’est l’objet, le bien qu’on paie pour la satisfaction du désir... C’est là que gît à proprement parler l’opération religieuse toujours si intéressante pour nous à repérer. C’est que ce qui est sacrifié de bien pour le désir - et vous observerez que ça veut dire la même chose que ce qui est perdu de désir pour le bien - c’est justement cette « livre de chair » que la religion se fait office et emploi de récupérer."
(S.VII, 06/07/1960)

Surmoi, Père, Complexe d'Oedipe, Imaginaire, 1960

Freud avait désigné, explicitement, le père réel comme responsable de la castration du sujet ; Lacan ajoute le père imaginaire et la mère symbolique comme agents, respectivement, de la privation et de la frustration - selon le système des "trois manques" proposé dès les années cinquante. En quoi le père réel est-il castrateur ? Simplement d'être là en position de "besogner la mère", ce qui en fait un rival pour l'enfant. Or l'influence de ce père réel s'efface au déclin de l'Oedipe pour laisser la place au père imaginaire, un père admirable (un "père qui serait vraiment quelqu'un", Dieu le Père !) mais aussi un père qui déçoit, à qui l'enfant reproche d'avoir créé si mal les choses, de causer tant de privations, de l'avoir "en fin de compte - lui le gosse - si mal foutu". C'est donc à partir de cette image d'un père à la fois aimé et haï que va se construire la fonction du Surmoi, autour de deux (voire trois) sentiments indissociables : la haine (tournée contre le père) et la culpabilité (tournée contre soi), et éventuellement la crainte. Notons que cet aspect "pathologique" (au sens kantien) du Surmoi interdit de le confondre avec toute vraie conscience morale, avec tout impératif tant soit peu universalisable. Au final il s'agit de faire le deuil de ce père imaginaire (même s'il tiendra toute sa place dans l'inconscient du sujet) pour laisser advenir le seul père qui compte, celui qui reconnait l'enfant, dans sa parole, soit le père symbolique.
"Ce père imaginaire, c'est lui et non pas le père réel, qui est le fondement de l'image providentielle de Dieu, et la fonction du surmoi, à son dernier terme, à son horizon, dans sa perspective dernière, est haine de Dieu, reproche à Dieu d'avoir si mal fait les choses. En fin de compte, ce dont il s’agit, c’est de ce tournant où le sujet s’aperçoit tout simplement, chacun le sait, que son père est un idiot, ou un voleur selon les cas, ou simplement un pauvre type, ou ordinairement un croulant. (...) Pour l’homme du commun, donc, en tant que le deuil de l’ŒDIPE est à la source, à l’origine du surmoi, la double limite au-delà de la mort réelle risquée - jusqu’à la mort préférée, assumée, jusqu’à l’Être pour la mort - ne se présente que sous un voile. Ce voile, c’est précisément ceci qui s’appelle, dans Jones, la haine, qui fait que c’est dans l’ambivalence de l’amour et de la haine que tout auteur analytique conscient, si je puis dire, met le dernier terme de la réalité psychique à laquelle nous avons affaire. C’est entre les deux, et dans la zone intermédiaire, que gît, pour l’homme du commun l’exercice de sa culpabilité, reflet de cette haine pour celui - car l’homme est créationniste - créateur, quel qu’il soit, qui l’a fait si faible et si insuffisante créature." (S.VII, 29/06/1960)

Bonheur, Désir, Sexualité, Chose, 1960

Pour la psychanalyse il n'y a pas de Souverain Bien vers lequel tendre, et l'analyste ne peut pas davantage promettre le bonheur à son patient ; il peut seulement lui faire don de son désir. Toutefois, chez les humains, bonheur et désir passent par la sexualité. Le désir fait fond sur l'absence de la Chose (le fameux Souverain Bien) dont l'acte sexuel évoque bien le surgissement puisque "dans cet acte, en un seul moment, quelque chose peut être atteint par quoi un être, pour un autre, est à la place vivante et morte à la fois de la Chose", si bien que pour l'homme l'acte sexuel peut assez facilement figurer l'accomplissement du bonheur. Mais en raison de la temporalité pour le moins aléatoire, évanescente de ladite chose sexuelle, il est clair que "ce que conquiert le sujet, dans l’analyse, ça n’est pas seulement cet accès, une fois même répété toujours ouvert, c’est - dans le transfert - quelque chose d’autre qui donne à tout ce qui vit sa forme. C’est sa propre loi, dont, si je puis dire, le sujet dépouille le scrutin." (S.VII, 22/06/1960)

"Ce que l’analyste a à donner - contrairement au partenaire de l’amour - c’est ce que la plus belle mariée du monde ne peut dépasser, c’est à savoir : ce qu’il a, et ce qu’il a c’est - comme l’analysé - rien d’autre que son désir, à ceci près que c’est un désir averti. Ceci comporte la question de ce que peut être un tel désir, et le désir de l’analyste nommément. Mais dès maintenant, nous pouvons tout de même dire ce qu’il ne peut pas être. Il ne peut pas désirer l’impossible." (S.VII, 22/06/1960)