Lacan reprend et clarifie les quatre déterminations freudiennes de la pulsion (Trieb) : poussée (Drang), but (Ziel), objet (Objekt) et source (Quelle). 1) La poussée n’est pas la pression d’un besoin biologique (comme la faim ou la soif). Elle relève d’un champ énergétique psychique, non organique, lié au Real-Ich de l’Esquisse de Freud. C’est une force constante (konstante Kraft), sans rythme, sans alternance naturelle : « elle n’a pas de jour ni de nuit ». Elle ne vise donc pas une décharge biologique mais témoigne d’un excès d’énergie psychique indifférente au corps vivant comme tel. Lacan y voit déjà une première rupture entre pulsion et instinct vital : la pulsion se déploie dans un autre registre, celui du symbolique et du réel, non du biologique. 2) Le but (Ziel). On pourrait croire que le but de la pulsion est simplement sa satisfaction, comme pour un besoin : atteindre l’objet et se décharger. Mais Freud montre que la satisfaction peut exister même quand le but est inhibé (zielgehemmt), comme dans la sublimation. Et Lacan note que le névrosé, lui, "se donne beaucoup de mal" pour se satisfaire, au niveau de son symptôme ! Parler, créer, fantasmer peuvent donner la même satisfaction qu’un acte sexuel. Lacan souligne que cette satisfaction paradoxale relève d’un rapport au plaisir, mais dans la proximité de l’impossible : le sujet y rencontre les "murailles de l’impossible", c’est-à-dire le réel. Le réel, défini ici comme ce qui ne peut pas s’arranger, est ce qui fait obstacle au principe de plaisir. Le but de la pulsion n’est donc pas simplement d’atteindre quelque chose, mais de tourner autour de cet impossible, d’en tirer satisfaction autrement. 3) L’objet (Objekt). L’objet de la pulsion, dit Freud, est indifférent : « qu’on sache bien qu’il n’a à proprement parler aucune importance ». Ce n’est pas l’objet réel (la nourriture, le sein concret, etc.) qui satisfait la pulsion, mais le plaisir attaché à la zone érogène. Exemple : la pulsion orale ne vise pas la nourriture mais le plaisir de la bouche. D’où la notion lacanienne d’objet 'a' : l’objet cause du désir, non pas ce qui satisfait un besoin, mais ce autour de quoi tourne la pulsion. Lacan dit alors : « la pulsion en fait le tour » — elle cerne l’objet, le contourne, sans jamais le posséder vraiment. Cet objet a est ce qui manque, ce qui cause le mouvement de la pulsion plutôt que de le résoudre. 4) La source (Quelle). On serait tenté de la situer dans une fonction organique (le corps vivant). Mais Lacan insiste : ce n’est pas le corps entier qui est en jeu, mais des zones érogènes, définies par leur structure de bord. Autrement dit, la source de la pulsion se définit par un point de discontinuité sur le corps (la lèvre, les dents, l’anus, etc., non les organes internes), où se manifeste la possibilité même du plaisir pulsionnel. - Au final, Lacan dit de la pulsion qu'elle est un montage, un montage improbable défiant la réalité du corps, comme un collage surréaliste.
Pulsion, Plaisir, Objet, Corps, 1964, FREUD
"Le réel, c’est le heurt, le fait que ça ne s’arrange pas tout de suite, comme le veut la main qui se tend vers les objets extérieurs... Le réel s’y distingue, comme je l’ai dit la dernière fois, par sa séparation du champ du principe du plaisir, par sa désexualisation, par le fait que son économie, de ce fait, admet quelque chose de nouveau justement. Ce quelque chose de nouveau c’est l’impossible. Le principe du plaisir se caractérise par ceci que l’impossible y est si présent qu’il n’y est jamais reconnu comme tel. L’idée de la fonction du principe du plaisir de se satisfaire par l’hallucination est là pour l’illustrer...
Mais ce n’est qu’une illustration de ceci : que supposée dans ce champ, ce champ de la pulsion, la pulsion saisissant son objet apprend en quelque sorte, eh bien que ce n’est justement pas par là qu’elle est satisfaite !... Aucun objet d’aucun Not - besoin - ne peut satisfaire la pulsion. Parce que, quand bien même vous gaveriez la bouche, cette bouche qui s’ouvre dans le registre de la pulsion, de la pulsion orale, ce n’est pas de la nourriture qu’elle se satisfait, c’est comme on dit : du plaisir de la bouche. Et c’est bien pour cela qu’elle se reconnaîtra, qu’elle se rencontrera, au dernier terme et dans l’expérience analytique, comme pulsion orale, justement dans une situation où elle ne fait rien d’autre que de commander le menu. Ce qui se fait sans doute avec la bouche, qui est au principe de la satisfaction, ce qui va à la bouche retourne à la bouche et s’épuise dans ce plaisir que je viens d’appeler - pour me référer à des termes d’usage - « plaisir de bouche »... Concernant la pulsion orale - il est bien clair et bien évident que ce n’est point de nourriture, ni de souvenir de nourriture, ni d’écho de la nourriture, ni de sein de la mère qu’il s’agit - quoi qu’on en pense – mais de quelque chose qui s’appelle « le sein » et qui a l’air d’aller tout seul parce qu’étant de la même série. Si on nous fait cette remarque que « l’objet dans la pulsion n’a aucune importance » c’est probablement parce que le sein - puisque c’est ainsi dans la pulsion orale que nous le désignons - c’est que « le sein » est tout entier à réviser quant à sa fonction d’ objet. C’est que justement dans sa fonction d’objet - l’ objet(a) tel que, sans doute, dans un temps d’élaboration qui est celui proprement que moi-même j’apporte - c’est que le sein, objet(a), comme cause du désir, est quelque chose auquel nous devons donner la fonction que FREUD lui a assigné primitivement, une fonction telle, que nous puissions dire sa place dans la satisfaction de la pulsion. Nous dirons que la meilleure formule nous semble être celle-ci : que la pulsion en fait le tour...
S’il y a quelque chose à quoi d’abord, pour nous, ressemble la pulsion, ce quelque chose par quoi elle se présentifie, c’est un montage... Je dirai que le montage de la pulsion c’est un montage qui d’abord en apparence se présente pour nous comme n’ayant ni queue ni tête, comme un montage au sens où l’on parle de montage dans un collage surréaliste. Si nous rapprochons les paradoxes que nous venons de définir au niveau du Drang de l’objet, du but de la pulsion, je crois que l’image qui nous viendrait, c’est je ne sais quoi qui montrerait : « la marche d’une dynamo qui serait branchée sur la prise du gaz avec quelque part une plume de paon qui en sort et vient chatouiller le ventre d’une jolie femme qui est là à demeure, pour la beauté de la chose. »"
LACAN, S.XI, 06/05/1964
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