Prochain, Sadisme, Objet, Sublimation, SADE, 1960

Dans cette espèce de franchissement des limites qu'il met en oeuvre dans son écriture, qu'il théorise même, l'écrivain Sade fait de l'espace du Prochain (et non du semblable imaginaire) un champ d'expérimentation littéraire. La doctrine sadienne assimile la Nature à un "Etre Suprême en méchanceté" d'où il tire la maxime d'un droit illimité pour chacun de disposer du corps d'autrui, à partir du moment où ce droit est réciproque, c'est-à-dire parfaitement universel (bien sûr ce n'est pas ce qui se passe dans les circonstances du récit !). Le plan exécutant le fantasme se veut d'une rigueur qui exclut tout romantisme, tout érotisme, toute psychologie, la description des exactions se voulant des plus réalistes même si le travail d'orfèvre des bourreaux semble avoir pour mission, paradoxalement, de maintenir les corps dans un état de disponibilité, de perfection dont le caractère attrayant semble inaltérable malgré les sévices atroces qu'on leur inflige. Cette sorte de divinisation de la victime, ainsi que sa jouissance supposée, sont des composantes essentielles du fantasme. C'est comme tel, morcelé, consommé sexuellement, sans la moindre perspective de sublimation, mais indestructible, que ce corps devient paradoxalement la figure de l'objet global, le Prochain lui-même. C'est donc ainsi que l'amour du Prochain se décline, justifiant cette horreur pressentie par Freud : à vouloir l'aimer comme soi-même le corps du Prochain se morcelle. Quant à la valeur sublimatoire de l'oeuvre du divin marquis : s'il s'agit de la valorisation sociale qu'il a pu en tirer, on peut dire que c'est raté ; mais la qualité proprement littéraire de l'oeuvre ne vaut guère mieux, à part que son caractère atypique, outrancier, jusqu'-au-boutiste, impitoyable même pour le lecteur, la fait entrer dans le registre de la "littérature expérimentale", comme dit Lacan, ce qui n'a pas échappé aux avant-gardes du milieu du XXè.

"« Sade se présente dans l’ordre de ce que j’appellerai la littérature expérimentale. À savoir l’œuvre d’art en tant qu’elle est elle–même expérience, et une expérience qui n’est pas n’importe laquelle, une expérience, dirais-je, qui arrache le sujet comme tel, et par son procès, à ce que je pourrais appeler ses amarres psychosociales, et pour ne pas rester dans le vague, je veux dire, à toute appréciation psychosociale de la sublimation dont il s’agit... C’est que quand on avance dans une certaine direction, qui est celle de ce vide central, en tant que c’est jusqu’à présent sous cette forme que se présente à nous l’accès à la jouissance, le corps du prochain se morcelle... Nous y voyons (...) ce quelque chose à quoi nous nous sommes, comme psychanalystes, arrêtés sous le nom d’objet partiel... Mais quand nous articulons ainsi la notion d’objet partiel, nous impliquons par là : – l’objet valorisé, – l’objet de notre amour et de notre tendresse, – l’objet en tant, pour tout dire, qu’il concilie en lui toutes les vertus du prétendu stade génital. Je crois qu’il convient de s’arrêter un peu autrement au problème, et de s’apercevoir que cet objet est nécessairement à l’état, si je puis dire, d’indépendance, dans ce champ que nous tenons comme par convention, comme central, et que l’objet total, le prochain comme tel, vient s’y profiler, séparé de nous." (S.VII, 30/03/1960)

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