"Il y a quelque chose que j’ai déjà indiqué, c’est que les Dix Commandements ne sont peut-être que les commandements de la parole. Je veux dire les commandements qui explicitent ce sans quoi il n’y a pas de parole - je n’ai pas dit de discours - possible... Ces dix commandements qui constituent à peu près tout de ce qui contre vents et marées constituent ce qui est reçu comme commandements par l’ensemble de l’humanité civilisée ou pas... Dans ces dix commandements, nulle part il n’est signalé qu’il ne faut pas coucher avec sa mère... Les dix commandements destinés à tenir, au sens le plus profond du terme, le sujet à distance de toute réalisation de l'inceste, c'est un mode sous lequel ils sont interprétables, à une condition et à une seule, c'est si nous nous apercevons en même temps que cette interdiction de l'inceste comme je vous l'ai indiqué, n'est autre chose que la condition pour que subsiste la parole. En d'autres termes je crois que ceci nous ramène à interroger le sens des dix commandements pour autant qu'ils sont liés de la façon la plus profonde, à ce qui règle, à ce qui gouverne cette distance du sujet au das Ding : - pour autant que cette distance est justement la condition de la parole, - pour autant que la parole, alors, s'abolit, ou s'efface, - pour autant que ces dix commandements sont la condition de la subsistance de la parole comme telle.
Je ne fais qu'aborder à cette rive. Mais dès maintenant, je vous en prie, que personne ne s'arrête à cette idée que les dix commandements sont la condition, comme on veut bien le dire, de toute vie sociale, car à la vérité, comment, sous un autre angle, saurions-nous ne pas nous apercevoir qu'à les énoncer tout simplement ils apparaissent comme, en quelque sorte, le catalogue et le chapitre de nos transactions à chaque instant ? Ils sont, en quelque sorte, si l’on peut dire, la loi et la dimension de nos actions en tant que proprement humaines. Nous passons notre temps, en d’autres termes, à violer les dix commandements, et c’est bien pour cela, dirai-je, qu’une société est possible...
Eh bien, on peut dire que le pas fait, au niveau du principe du plaisir, par Freud, est celui-ci : c’est de nous montrer qu’il n’y a pas de Souverain Bien, que le Souverain Bien, qui est das Ding, qui est la mère, qui est l’objet de l’inceste, est un bien interdit, et qu’il n’y a pas d’autre bien. Tel est le fondement, renversé chez Freud, de la loi morale." (S.VII, 09/12/1959)
(*) (C'est la même chose au niveau du droit positif : peu d'Etats jugent utile de criminaliser l'inceste en tant que tel, c'est-à-dire dégagé des circonstances, elles évidemment criminelles, consistant à violenter ou violer des enfants, ou des personnes vulnérables : imaginons qu'une mère et son fils, ou un père et sa fille, adultes et consentants (certes ce n'est jamais évident à établir, avec certitude, mais la justice se contente de déclarations, si elles sont corroborées), consomment le péché de chair à l'instar de n'importe quel couple traditionnel, l'on conçoit mal pourquoi la marée-chaussée devrait s'en mêler. Beaucoup plus probable en revanche, dans le cercle familial et le voisinage, serait une sorte de réprobation morale collective, de honte partagée, le tout scellé sous la chape de plomb d'un silence absolu, car qui pourrait avoir les mots pour témoigner de l'indicible, et pourquoi ? Gageons surtout que l'inceste, comme souvent, comme presque toujours, ne sera tout simplement pas vu, pas entendu, ou pas cru - car qui pourrait imaginer une "chose" pareille ? Enfin, quand bien même la chose incestueuse (sexuelle, s'entend) serait-elle de notoriété publique, voire avouée, ou même vantée, toujours entre adultes "consentants", comment pourrait-on savoir avec certitude ce qui se passe, ou pas, réellement dans la sphère privée, ou pour dire les choses crûment et sans ambage, sous les draps ? Pour finir c'est la question du consentement qui revient, lancinante, pour semer le trouble et le doute. L'un des partenaires (disons le plus âgé des deux) n'est-il pas fatalement en position de profiter de son statut, de dominer, finalement d'abuser de l'autre ? Il apparait de plus en plus que l'hypothèse d'un rapport sexuel incestueux "en tant que tel", "réussi", "pur" si l'on ose dire, expurgé de toute circonstance délictueuse ou criminelle, semble se perdre dans les brumes de l'improbable, se fracasse même franchement sur le mur, comme déjà dit, de l'indicible - pour toutes les raisons évoquées plus haut rattachant l'interdit de l'inceste à la possibilité de la parole. Rappelons que l'inceste maternel, en tant que consommé ou réalisé, relève de l'impossible davantage que de l'interdit, c'est à ce titre qu'il pourrait être qualifié de mythe. Quant à la tendance incestueuse, le désir lui-même, dans cette relation asymétrique de la mère à l'enfant et de l'enfant à la mère, il ne saurait être imputé à la mère que de façon accidentelle (son désir, a priori, est ailleurs), au titre de la perversion, tandis que ce désir est la règle du côté de l'enfant : rappelons que c'est là son désir essentiel. Le mythe concerne donc l'objet, et sa possession, mais pas le désir en lui-même !)
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