"La réalité se pose pour l’homme, et c’est en ceci qu’elle l’intéresse, d’être structurée, d’être le quelque chose qui, dans son expérience, se présente - vous ai-je dit au moment du Président Schreber, au moment où je le commentais - comme "ce qui revient toujours à la même place"... Ce retour des astres toujours à la même place, là, est quelque chose qui se poursuit à travers les âges pour aboutir à cette structuration de la réalité qui, pour nous, s’appelle le résultat de la physique, qui s’appelle la science... Ainsi, l’exigence première qui nous a fait, à travers l’histoire, sillonner la structuration du réel pour en faire cette science suprêmement efficace, suprêmement décevante aussi, pour autant que ce das Ding - il nous en avait donné la première exigence : trouver ce qui se répète, ce qui revient, ce qui nous garantit de revenir toujours à la même place - nous a poussés jusqu’à l’extrême où nous sommes, où nous pouvons mettre en question toutes les places, et où plus rien dans cette réalité - que pourtant nous avons appris, à si admirablement bouleverser - ne répond pour nous à cette recherche, à cet appel qui lui donne la sécurité du retour.
Pourtant, c’est autour de cette recherche de « ce qui revient toujours à la même place », c’est à elle que reste appendu ce qui s’est élaboré au cours des âges de ce que nous appelons « éthique »... C'est pour autant que pour Kant, la physique newtonienne le force à une révision radicale de la fonction de la raison en tant que pure, c'est expressément appendu à cette mise en question d'origine scientifique, que se propose à nous une morale dont les arêtes, dans leur rigueur, n'avaient même jusque là jamais pu être entrevues. À savoir cette morale qui se détache expressément et comme telle, de toute référence à un objet quel gu'il soit... Nul Wohl, nul bien - que ce soit le nôtre ou celui de notre prochain - ne doit, comme tel, entrer dans la finalité de l'action morale, La seule définition de l'action morale possible est celle-ci, que Kant nous donne sous la formule bien connue de : "Fais que la maxime de ton action puisse être prise comme une maxime universelle"... Cette formule qui, vous le savez, est la formule centrale de l’éthique kantienne, est poussée, recherchée, dans ses plus extrêmes conséquences, et le radicalisme - de ce qu’il exclut comme tel tout rapport à un « bien » - va jusqu’à ce paradoxe : qu’on peut dire qu’en fin de compte la gute Willen, la bonne volonté, est quelque chose qui se pose absolument comme exclusive de toute action entraînant un « bien », de tout bienfait... Bien entendu, personne n’a jamais pu - il n’en doutait pas non plus lui-même un instant - mettre en pratique, en application, d’aucune façon un tel axiome moral... Car entendez-le bien, ce que Kant nous ordonne, quand nous considérons la maxime qui règle notre action, ce qu’il nous donne expressément d’une façon articulée est ceci : de la considérer un instant comme la loi d’une nature où nous serions appelés à vivre. C’est ici que lui semble s’établir l’appareil, qu’il nous fera repousser avec horreur, de telle ou telle des maximes auxquelles nos penchants nous entraîneraient bien volontiers... Mais observez-le quand il nous dit qu’il s’agit des lois d’une « nature », il ne dit pas d’une « société ». Il s’agit bien de cette référence à la réalité dont je parle car, bien sûr, s’il nous parlait d’une référence à la société, il n’est que trop clair que les sociétés vivent trop bien, non seulement d’une référence à des lois qui sont très loin de supporter, en contrepartie, la mise en place d’une application universelle, mais que bien plus encore, c’est à proprement parler de la transgression de ces maximes que les sociétés prospèrent et, ma foi, s’accommodent fort bien. Il s’agit donc de la référence mentale à une nature idéale en tant qu’elle est ordonnée par les lois d’un objet pour tout dire idéal, construit à l’occasion de la question que nous nous posons sur le sujet de notre règle de conduite...
Si la "Critique de la raison pratique" est parue en 1788, sept ans après la première édition de la Critique de la raison pure, il est un autre ouvrage qui, lui, est paru six ans après, un peu au lendemain de Thermidor, en 1795, et qui s’appelle "La philosophie dans le boudoir"... Ce sont exactement les critères kantiens qu’il met en avant pour justifier les positions de ce qu’on peut appeler une sorte d’antimorale... Le seul morceau dont je vous recommande expressément la lecture, ce morceau s’appelle « Français, encore un petit effort pour être républicains »... Le Marquis de Sade nous propose, avec une extrême cohérence, de prendre en effet pour maxime universelle de notre conduite le contre-pied - vue la ruine des autorités en quoi consiste dans les prémisses de cet ouvrage, l'avènement d'une véritable république - le contre-pied de ce qui a pu toujours jusque là être considéré comme, si l'on peut dire, le minimum vital d'une vie morale viable et cohérente. Et à la vérité, il ne le soutient pas mal. Ce n'est point par hasard si nous voyons dans La philosophie dans le boudoir - d'abord et avant tout - être fait l'éloge de la calomnie. La calomnie, nous dit-il, ne saurait être en aucun cas nocive, car en tout cas, si elle impute à notre prochain quelque chose de beaucoup plus mauvais que ce qu'on peut lui attribuer, elle aura pour mérite de nous mettre en garde en toute occasion contre ses entreprises. Et c'est ainsi qu'il poursuit, point par point, justifiant, sans en excepter aucune, le renversement de tout ce qui est considéré comme les impératifs fondamentaux de la loi morale, continuant par l'inceste, l'adultère, le vol et tout ce que vous pouvez y ajouter. Prenez simplement le contre-pied de toutes les lois du Décalogue et vous aurez ainsi l'exposé cohérent de quelque chose dont le dernier ressort s'articule en somme ainsi : nous pouvons prendre comme loi, comme maxime universelle de notre action, quelque chose qui s'articule comme le droit à jouir d'autrui quel qu'il soit, comme instrument de notre plaisir. Sade démontre avec beaucoup de cohérence que cette loi étant universelle, universalisée, c'est-à-dire que par exemple, si elle permet aux libertins la libre disposition de toutes les femmes, indistinctement et quel que soit ou non leur consentement, inversement il libère les femmes de tous les devoirs qu'une société vivante et civilisée leur impose dans leurs relations conjugales, matrimoniales et autres, et que quelque chose est concevable, qui ouvre toutes grandes les vannes qu'il propose imaginairement à l'horizon du désir qui fait que tout un chacun est sollicité de porter à son plus extrême les exigences de sa convoitise et de les réaliser. Si même ouverture est donnée à tous, alors on verra ce que donne une société naturelle. Notre répugnance, après tout, pouvant très légitimement être assimilée à ce que Kant prétend lui-même éliminer, retirer des critères de ce qui pour nous fait la loi morale, à savoir un élément sentimental.
Eh bien, nous touchons ici quelque chose par quoi l'éthique rencontre, dans sa recherche de justification, d'assiette, d'appui dans le sens de la référence au principe de réalité, son propre achoppement, son propre échec. Je veux dire où une aporie éclate de l'articulation mentale qui s'appelle éthique. Car aussi bien, comme vous le savez, il est tout à fait clair que de même que l'éthique kantienne n'a pas d'autre suite que cet exercice gymnastique dont je vous ai fait remarquer la fonction essentiellement formatrice pour quiconque pense, de même l'éthique sadiste, bien sûr, n'a eu aucune espèce de suite sociale... Il est clair que nous nous trouvons là devant quelque chose qui, tout de même, pose une question. Précisément la question du rapport avec das Ding... Kant admet tout de même un corrélatif sentimental de la loi morale dans sa pureté, et très singulièrement ce n’est autre chose que la douleur elle-même. Kant : « Par conséquent, nous pouvons bien voir a priori que la loi morale, comme principe de détermination de la volonté, par cela même qu’elle porte préjudice à toutes nos inclinations, doit produire un sentiment qui peut être appelé de la douleur. Et c’est ici le premier, et peut-être le seul cas, où il nous soit permis de déterminer, par des concepts « a priori », le rapport d’une connaissance qui vient ainsi de la raison pure pratique, au sentiment du plaisir ou de la peine. »... Kant est de l’avis de Sade. Car pour atteindre absolument das Ding, pour ouvrir toutes les vannes du désir, qu’est-ce que Sade nous montre à l’horizon ? Douleur d’autrui et aussi bien la propre douleur du sujet, car ce ne sont à l’occasion qu’une seule et même chose. Cet extrême du plaisir, pour autant qu’il consiste à forcer l’accès à la Chose, nous ne pouvons pas le supporter, et c’est ce qui fait le côté dérisoire, le côté - pour employer un terme populaire - maniaque qui éclate à nos yeux dans les constructions romancées d’un Sade." (S.VII, 23/12/1959)
Bien, Loi morale, Désir, Chose, KANT, 1959
De même que la physique newtonienne a ruiné l'ancienne conception du réel comme étant "ce qui revient toujours à la même place", la morale kantienne a éliminé de ses fins la recherche de tout bien ou de tout objet mondain, à l'exception de la volonté bonne en tant qu'adhérente au principe d'une action universalisable. Or, de même que le caractère radical et irréalisable d'un tel principe ne fait aucun doute, il est difficile de voir, dans la loi universelle, autre chose qu'une bonne Nature simplement présupposée. Au fond sur le "principe", Kant est d'accord avec Sade, lequel préconise une morale de la jouissance absolument sans limite pour tous, en accord les principes de la "République" ("français, encore un effort..." !) et avec les lois d'une Nature supposément universelle. Certes, voici une morale encore plus utopique et irréalisable objectivement que celle de Kant, fort heureusement... Mais le vrai point d'achoppement, pour l'un comme pour l'autre, est d'avoir cherché malgré tout à représenter, voire à présentifier un souverain Bien : l'objet inconditionné de la raison pratique, pour Kant, soit la totalité du désirable soumise à la condition suprême de la vertu. Or il n'y aurait aucune raison de faire appel à la vertu si le suprêmement désirable en question (c'est Kant qui l'hypostasie, dans la partie "dialectique" de sa Critique de la raison pratique) n'était pas en même temps suprêmement interdit ! En réalité, ce souverain Bien (surtout sous les traits du Prochain) se confond strictement avec l'objet absolu du désir dans lequel la théorie freudienne nous apprend à repérer la Chose originelle, l'objet incestueux. Quiconque tente de s'approcher de ce souverain Bien terriblement ambivalent, par les voies d'une morale fanatique (visant le Prochain idéalisé) aussi bien que par celles du crime (visant le même objectivé), ne peut qu'en payer ou en faire payer le prix fort : la douleur, si ce n'est la mort, juste monnaie du réel. L'objet de l'éthique juste consisterait plutôt - prudemment, ce qui peut être fort subtil - à se tenir à distance de la Chose comme d'ailleurs du Prochain (et aussi de ses biens !), ce dont s'acquittent - généralement - assez correctement les lois, sur la base des Commandements du Décalogue.
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