Demande, Amour, Désir, Richesse, 1961

Toute demande cherche avant tout à être entendue inconditionnellement, quelque soit l'objet demandé ; c'est en quoi toute demande est essentiellement une demande d'amour. Or cette secondarisation, en quelque sorte, de l'objet de la demande creuse le lit du désir. Ou plutôt ce dernier surgit de la métaphore substituant le désirant au désiré, dès lors que le "rien" de la demande (d'amour) implique bien le manque et le désir de l'Autre. C'est par le manque que l'amour est chevillé au désir, du fait qu'il consiste, selon la formule de Lacan, à "donner ce qu'on n'a pas". C'est ce qui explique le rapport difficile que les riches entretiennent avec l'amour, et ce pourquoi le commun des mortels ne les aime pas beaucoup ; car les riches doivent, en quelque manière, refuser de donner ou bien acheter au rabais pour susciter le désir et rencontrer l'amour (sinon ils seraient inhibés par leurs "avoirs", parfois jusqu'à l'impuissance). Comment provoquer le désir de l'Autre, au-delà de la convoitise, quand on connait l'infortune d'être riche ? L'inverse pour le Saint, qui sous l'apparence d'une extrême pauvreté dispose et jouit potentiellement de tous les avoirs, de toute la puissance de Dieu...


"L’amour, nous l’avons dit, ne se conçoit que dans la perspective de la demande : il n’y a d’amour que pour un être qui peut parler. La dimension, la perspective, le registre de l’amour se développe, se profile, s’inscrit dans ce qu’on peut appeler l’inconditionnel de la demande : c’est ce qui sort du fait même de demander, quoi qu’on demande, simplement pour autant non pas, qu’on demande quelque chose, ceci ou cela, mais dans le registre et l’ordre de  la demande en tant que pure, qu’elle n’est que demande d’être entendue. Je dirai plus : d’être entendue pour quoi ? Eh bien d’être entendue pour quelque chose qui pourrait bien s’appeler « pour rien ». Ce n’est pas dire que ça ne nous entraîne pas fort loin pour autant car, impliquée dans ce  pour rien, il y a déjà, la place du désir. C’est justement  parce que la demande est inconditionnelle que ce dont il s’agit ce n’est pas le désir de ceci ou de cela, mais c’est le désir tout court... Ce que nous ne devons pas oublier, c’est que l’amour comme tel - je vous l’ai toujours dit et nous le retrouverons nécessité par tous les bouts - c’est donner ce qu’on n’a pas. Et on ne peut aimer qu’à se faire comme « n’ayant pas », même si l’on a. L’amour comme réponse implique le domaine du « non-avoir ». Ce n’est pas moi, c’est Platon qui l’a inventé, qui a inventé que seule la misère : Πενία [Penia], peut concevoir l’Amour [Ἔρως] et l’idée de se faire engrosser un soir de fête. Et en effet, donner ce qu’on a, c’est la fête, ce n’est pas l’amour...
D’où, pour le riche, ça existe et même on y pense, aimer ça nécessite toujours de refuser. C’est même ce qui agace. Il n’y a pas que ceux à qui on refuse qui sont agacés, ceux  qui refusent, les riches, ne sont pas plus à l’aise. Cette Versagung  du riche, elle est partout, elle n’est pas simplement le trait de l’avarice, elle est beaucoup plus constitutive de la position du riche, quoi qu’on en pense... Ce qu’il y a de certain c’est que la richesse a une tendance à rendre impuissant. Une vieille expérience d’analyste me permet de vous dire qu’en gros je tiens ce fait pour acquis. Le riche est forcé d’acheter puisqu’il est riche. Et pour se rattraper, pour essayer de retrouver la puissance, il s’efforce en achetant au rabais de dévaloriser, c’est de lui que ça vient, c’est pour sa commodité, pour ça le moyen le plus simple par exemple, c’est de ne pas payer. Ainsi quelquefois il espère provoquer ce qu’il ne peut jamais acquérir directement, à savoir le désir de l’Autre."
LACAN, S.VIII, 07/06/1961

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