Demande, Oralité, Désir, Anorexie, 1961

La demande orale, définie comme demande d’être nourri adressée à un Autre - figure abstraite qui entend et répond - implique, en tant que parole, une réponse inversée de cet Autre : à la demande d’être nourri correspond la demande de se laisser nourrir. Cependant, entre ces deux demandes se creuse un écart, une discordance révélant que la demande est dépassée par un désir qui ne peut être satisfait sans s’éteindre. Pour préserver ce désir, le sujet peut refuser de se laisser nourrir, refus illustré notamment par le phénomène de l’anorexie. Or la nature inconsciente de ce désir, innommable et aveugle, ne saurait être que sexuelle, précisément parce que la demande ne vise pas la satisfaction du besoin, mais la consommation de l'Autre comme tel, autrement dit elle est cannibalique, sexuelle et cannibalique. Pourquoi ce passage à la limite de la demande débouchant sur le désir ? Parce qu'il se trouve que c'est cette même bouche qui a faim et qui exprime cette faim, parce que le besoin transite nécessairement par le médium de la parole, via la demande (réciproque), avant que de se radicaliser (au sens de : s'opposer) en désir d'ores et déjà retranché, inconscient : celui-ci n'apparait donc pas naturellement, dans le continuum de la tendance, comme surplus par rapport au besoin une fois satisfait, mais au contraire, dans la confrontation des demandes, comme négation potentielle de cette satisfaction. Comme créature du langage, le désir emprunte au langage sa puissance négativisante et ne se montre impérieux qu'à écarter d'abord ce qui ne lui correspond pas.

"Quoi en apparence qui réponde mieux à la demande d’être nourri que celle de se laisser nourrir ? Nous savons pourtant : – que c’est dans ce mode même de confrontation des deux demandes que gît cet infime gap, cette béance, cette déchirure où peut s’insinuer, où s’insinue d’une façon normale la discordance, l’échec préformé de cette rencontre consistant en ceci même, que justement elle est non pas rencontre de tendances mais rencontre de demandes, – que c’est dans cette rencontre de la demande d’être nourri, et de l’autre demande de se laisser nourrir que se glisse le fait manifesté au premier conflit éclatant dans la relation de nourrissage - que cette demande, un désir la déborde, – et qu’elle ne saurait être satisfaite sans que ce désir s’y éteigne, que c’est pour que ce désir qui déborde de cette demande, ne s’éteigne pas, que le sujet même qui a faim - de ce qu’à sa demande d’être nourri, réponde la demande de se laisser nourrir - ne se laisse pas nourrir, refuse en quelque sorte de disparaître comme désir, du fait d’être satisfait comme demande parce que l’extinction ou l’écrasement de la demande dans la satisfaction, ne saurait se produire sans tuer le désir. C’est de là que sortent ces discordances, dont la plus imagée est celle du refus de se laisser nourrir, de l’anorexie dite à plus ou moins juste titre mentale...
Et aussi bien, tout ceci n’est qu’évidence qui se confirme de partout. Comme vous le verrez à revenir en arrière et à repartir de la demande d’être nourri, comme vous le toucherez du doigt tout de suite dans ceci : que du seul fait que la tendance de cette bouche qui a faim - par cette même bouche - s’exprime en une chaîne signifiante la possibilité de désigner la nourriture qu’elle désire. Quelle nourriture ? La première chose qui en résulte, c’est qu’elle peut dire, cette bouche : « pas celle-là ! ». La négation, l'écart, le "j'aime ça et pas autre chose" du désir y entre déjà, là éclate la spécificité de la dimension du désir." LACAN, S.VIII, 15/03/1961

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire